« Et si régénérer la nature pouvait être plus rentable que de l’appauvrir ? »
C’est la question qu’a posée Michael Urban, Chief Sustainability Strategist de Lombard Odier, pour lancer son discours et susciter la réflexion des participants à la table ronde consacrée à la réduction du « déficit d’investissement dans la nature », organisée dans le cadre de la conférence annuelle Building Bridges, à Genève. Cet événement, qui en est à sa cinquième édition, rassemblait des décideurs politiques, des membres d’autorités de réglementation, des scientifiques et des dirigeants du monde des affaires et de la finance, qui ont cherché de nouvelles méthodes pour canaliser les flux financiers au profit de la transition vers une économie durable.
Urban a invité l’audience à repenser l’impact que notre consommation pourrait avoir sur la nature. Plutôt que d’y voir un phénomène intrinsèquement néfaste pour la biodiversité et la nature, il a suggéré que des modèles d’agriculture respectueux de la nature pourraient faire émerger une situation gagnant-gagnant pour la planète et pour l’économie, qui entraînerait à la fois une croissance économique et une régénération plus rapide de la nature. Selon lui, pour débloquer rapidement et à grande échelle des capitaux permettant un tel changement, « il faut avant tout une proposition d’investissement convaincante ».
Attention à la marche
Aux côtés de Michael Urban pour analyser en profondeur l’investissement fondé sur la nature, Elisa Vacherand, Global Finance Practice Deputy Leader au WWF International, a souligné l’ampleur du déficit d’investissement dans la nature que nous connaissons aujourd’hui. « Notre économie ne considère pas la nature comme un actif à part entière. Nous ne lui accordons pas de valeur », a-t-elle expliqué. Chaque année, « USD 7’000 milliards […] sont consacrés à des activités néfastes pour la nature – dont USD 5’000 milliards proviennent du secteur privé ».
Elle a ajouté, dans un appel à réorienter les financements vers des activités respectueuses de la nature, que « le déficit de financement de la nature est d’environ USD 700 milliards par an. Nous devons le combler si nous voulons parvenir à un modèle respectueux de la nature d’ici à 2030 ».
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Les représentants ont pu entendre qu’un problème sous-jacent est lié au fait que certains investisseurs institutionnels considèrent encore la nature comme une proposition de niche, ce qui complique la mobilisation de capitaux à grande échelle sur les marchés cotés et privés. En outre, son intégration dans le cadre climatique demeure incomplète.
Andrew Lilley, Sustainable Investment Head, Europe au sein du cabinet de conseil Mercer, identifie deux coupables : « Le premier se situe au niveau des politiques mondiales. La nature est fragmentée : elle n’était pas le thème principal de la COP29, tandis que la TCFD (Task Force on Climate-Related Financial Disclosures) et la TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures) sont encore perçues comme deux axes de travail distincts par la plupart des investisseurs. »
Andrew Lilley de poursuivre : « Le deuxième problème, c’est que la nature est un sujet complexe. Nous pouvons surmonter une partie de ces difficultés en faisant en sorte que le monde sache qu’il vaut mieux agir un peu maintenant, plutôt que de ne rien faire. Pour commencer, nous pourrions déjà identifier les secteurs prioritaires sur lesquels nous concentrer. »
Forêts, terres et agriculture
Faisant écho à ce point de vue, Michael Urban a mis en avant le secteur de l’agriculture, de la foresterie et des autres utilisations des terres (AFAT) qui, indiquait-il, mobilise 60% des terres habitables et est responsable d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique1. Ce dernier a expliqué que, pour l’agriculture, « la solution consiste à réaliser la transition vers un modèle respectueux de la nature, en réduisant les intrants tels que les produits chimiques agricoles, en passant à une gestion des sols plus saine, en réduisant le labourage et en appliquant des cultures de couverture et la rotation des cultures ».
« Nous avons devant nous une formidable opportunité de faire passer le secteur de contributeur net aux émissions à un puits de carbone net. » Décrivant les possibilités pour les investisseurs sur les marchés privés, il a poursuivi : « Nous sommes convaincus qu’un nouveau modèle économique pour la production agricole est possible. En suivant un modèle de consommation de base entièrement intégré verticalement, nous pouvons cibler des actifs agricoles en friche et en transition et travailler à l'augmentation des flux de trésorerie disponibles. »
Lilley a insisté sur la nécessité de présenter des perspectives de croissance attrayantes. « Les discours catastrophistes sur le désastre climatique ne nous aident pas forcément. » À l’inverse, il a indiqué que « la nature constitue une formidable opportunité dans laquelle les investisseurs doivent s’engager. ».
En suivant un modèle de consommation de base entièrement intégré verticalement, nous pouvons cibler des actifs agricoles en friche et en transition et travailler à l'augmentation des flux de trésorerie disponibles.
Le modèle du café
Michael Urban a alors présenté un exemple concret : le secteur du café. Le café, a-t-il expliqué, est « un marché de consommation colossal qui se compose de chaînes de valeur incroyablement complexes et fragmentées. Entre l’exploitation agricole et la tasse de café, on peut compter jusqu’à une vingtaine d’intermédiaires. Le café est également très exposé au changement climatique. Selon la communauté scientifique, 35 % des surfaces où il est possible de cultiver du café à l’heure actuelle deviendront inadaptées dans un futur proche ».
Cependant, Michael Urban complète : « le café se prête parfaitement à un modèle fondé sur la nature. Après une courte période de transition [de la monoculture à un modèle d’agroforesterie], les volumes de production retrouvent voire dépassent leurs niveaux antérieurs. Et des marchés de spécialité florissants sont disponibles pour vendre les produits. La proposition de valeur [...] consiste à acquérir des terres générant un cash-flow de « X » aujourd’hui. [...] Ensuite, il est possible de l’augmenter d’un facteur de « 10X » à l’aide d’un modèle fondé sur la nature en se tournant vers les marchés de spécialité et en supprimant les intermédiaires. »
Adopter une stratégie couvrant l’ensemble de la chaîne de valeur est essentiel : en sécurisant des acheteurs institutionnels et en gérant la production, la distribution et la vente de café de manière régénérative, il est possible de structurer une opportunité d’investissement attractive pour les investisseurs.
Même si l’argumentaire d’investissement est le premier critère, indiquait Michael Urban, il reste « fondamentalement associé à la proposition d’impact ». La production de café fondée sur la nature peut stocker davantage de carbone qu’elle n’en émet, ce qui est un point fort auprès des consommateurs. « Elle peut aussi satisfaire plus de 100 ICP (indicateurs clés de performance) liés à des questions environnementales et sociales. »
Le premier d’entre eux, a-t-il expliqué, est la réorientation des flux de capitaux vers les producteurs de café eux-mêmes, en supprimant les intermédiaires. Cela profite aux petits exploitants, aux communautés locales et aux gouvernements du « Sud global », qui comptent une grande part des écosystèmes les plus diversifiés de la planète et d’importants puits de carbone. Lorsque ce modèle est déployé à grande échelle et pour d’autres produits agricoles adaptés, le flux de capitaux pourrait favoriser une restauration vitale de la nature dans des régions qui sont aujourd’hui menacées par de graves risques de déforestation et très exposées au réchauffement climatique.
Un nouveau chapitre pour la nature
Pour que l’investissement fondé sur la nature atteigne son potentiel, Kitty Parker Brooks, animatrice de la table ronde et Head of Marketing chez holistiQ Investment Partners, la plateforme d’investissement durable de LOIM, s’est interrogée : « Quels sont les obstacles en matière d’organisation que nous devons surmonter ? »
Eva Zabey, CEO de Business for Nature, a expliqué le rôle clé des politiques publiques. « Pour passer de l’expérimentation à la mise en œuvre, nous avons besoin d’un environnement politique qui offre des certitudes aux entreprises, aux investisseurs et aux marchés financiers », a-t-elle affirmé. Afin de décrire les progrès récents, tels que la directive de l’Union européenne sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises et la réponse de la Chine à la cible 15 du Cadre mondial pour la biodiversité, qui poussent de plus en plus les entreprises à communiquer leur impact et leurs facteurs de dépendance à l’égard de la nature, elle a déclaré : « Ils ont envoyé un signal fort aux entreprises et fait remonter la nature jusqu’au niveau des conseils d’administration. » Les discussions ont révélé que, comme les exigences de reporting qui pèsent sur les sociétés augmentent, les informations dont les institutions financières ont besoin seront, elles aussi, de plus en plus disponibles.
Bien que la collecte de données demeure encore imparfaite, les investisseurs constatent déjà des opportunités claires. Chez Mercer, Lilley l’a remarqué : « Nous voyons des capitaux qui s’orientent vers la nature, l’industrie forestière durable et l’agriculture régénératrice. »
Pour LOIM, Urban décrit la même tendance. « Pourquoi pensons-nous être sur le point de vivre cette transformation dans les années à venir ? » En résumé, « nous croyons que la demande de produits agricoles fondés sur la nature devrait dépasser l’offre ».
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